Milosz naît le 28 mai 1877, à Czéréïa, domaine familial situé dans le « gouvernement de Mohyleff, district de Senno », en Biélorussie depuis 1772. Ce territoire appartenait autrefois au Grand-Duché de Lituanie. Milosz est donc russe à sa naissance.
Il passe son enfance dans le magnifique domaine des ancêtres, transfiguré plus tard par la magie de sa poésie : un manoir du 18e siècle, perdu « au fond du vieux pays lituanien », un jardin « de solitude et d’eau », une serre « incrustée d’arc-en-ciel ». Au centre de cette géographie poétique, « la chambre bleue » de l’enfant qui, de son « lit qui sent les fleurs », écoute « le sourd murmure nocturne de l’allée ». Mais tout cela, c’était il y a très, très longtemps, « dans un passé malade de charme ».
En 1919, Milosz, devenu représentant de son pays, évoque avec le même lyrisme le pays de l’enfance : « Venez, je vous conduirai en esprit vers une contrée étrange, vaporeuse, voilée, murmurante… C’est Liétuva, la Lituanie, la terre de Gedymin et de Jagellon ». Conférence ou poème ? Les diplomates de l’Entre-deux-guerres avaient vite noté ces rapports de la Délégation lituanienne, rédigés dans un français remarquable !
Mais quelle fut la langue maternelle de Milosz ? Le polonais parlé par les parents et par le précepteur ? Le russe, langue du pays ? Le français enseigné par la gouvernante alsacienne, Marie Wild ? Le yiddish, probablement parlé mais non transmis par la mère juive, Marie Rosenthal ? Le lituanien ? Certainement pas, car langue du peuple, il est suspect aux yeux des autorités russes. Milosz hérite de cette pluralité des langues et des patries, de cette identité tremblée. Dans un premier temps, le père va choisir pour lui et l’enfant arrive à 12 ans, à Paris, au lycée Janson-de-Sailly où il fera toutes ses études secondaires.
Le thème de l’enfance domine l’œuvre de Milosz, or un silence étonnant plane sur les adultes, en particulier sur les parents, rarement évoqués. Qui sont-ils ? Écoutons Milosz présenter sa famille à Jonas Grinius, premier Lituanien à écrire une thèse sur son œuvre, en 1930 : « C’est mon arrière-grand-père Joseph Lubicz-Bozawola Milosz, né à Labunova-Serbinaï, Président du tribunal de Mohyleff et porte-glaive de Kovno qui est le fondateur de la branche blanc-russienne de la famille… Mon grand-père Arthur Milosz… officier à dix-neuf ans dans un régiment de Uhlans de l’armée polono-lituanienne, a fait toute la campagne de 1831 contre la Russie… Il a épousé une cantatrice italienne d’une grande beauté… Natalia Tassistro, fille d’un chef d’orchestre de la Scala de Milan… Mon père Vladislas Milosz a hérité de ses parents le goût des arts et de l’aventure… Officier des Uhlans russes de la Garde, il a renoncé de bonne heure à la carrière pour s’adonner passionnément à l’étude de la chimie, de la mécanique et de l’aéronautique… Il s’est épris vers l’âge de quarante ans d’une jeune fille juive très belle mais pauvre ». Milosz ajoute que son père, violent et malade, venait se faire soigner à Paris par le docteur Charcot.
« Ma jeunesse tourmentée »
Au lycée Janson-de-Sailly, à Paris, l’élève Milosz, ne supportant pas l’internat, fut confié à Édouard Petit, professeur puis inspecteur. Plus tard, Milosz avoua sa reconnaissance à cet homme qui exerça « une influence très salutaire » sur son caractère et son esprit. Son appartement était un lieu d’ouverture et de tolérance où se rencontraient tous les laïques fervents de ces années 1890. Milosz s’inscrivit d’ailleurs aux cours d’Eugène Ledrain qui enseignait l’épigraphie orientale et fréquentait l’appartement d’E. Petit. Ce que Milosz ne peut pas dire dans cette biographie officielle, c’est ce qu’il confiera à Petras Klimas, son successeur et ami à la légation de Lituanie. À l’âge de 16 ans, il assista au mariage de ses parents, à l’église polonaise de Paris, Marie Rosenthal ayant été baptisée catholique pour la circonstance, deux jours auparavant. Ce fut, dit-il, « la tragédie de sa vie ». À Christian Gauss, autre confident, il avouera sa tentative de suicide, quelques années après.
Milosz connaît une période difficile. Il se tourne alors vers la création littéraire.
Dans un recueil intitulé Les Sept Solitudes (1906), il chante « un pays d’enfance retrouvée en larmes ». Dans le même temps, il écrit un drame violent, Scènes de Don Juan, dans lequel un fils dit toute sa haine envers son père et son dégoût de la vie. De 1902 à 1906, il séjourne à Czéréïa où meurt le père. À Christian Gauss, ami d’origine allemande, il décrit ses occupations : « L’été, je monte à cheval et fais des vers par milliers, l’hiver, je vais en traîneau et relis Kant, Shopenhauer et Platon, en fumant ma pipe ». Il ajoute : « Dans deux ans, j’aurai un petit château tout neuf, alors Vous serez obligé de venir passer quelques mois chez moi… Je n’oserais pas inviter un Français, ceux-là sont trop moqueurs, mais un homme du Nord sera toujours plus indulgent pour un pays du Nord ».
Il fait part aussi de ses hésitations. D’où est-il ? Où s’installer ? « Moi qui n’ai jamais regretté une minute ma patrie, la Pologne, je suis depuis deux ans torturé par la nostalgie de Paris et de la France. Et pourtant, je n’ai personne là-bas à qui je sois attaché particulièrement ». La lettre est de 1904. En 1907, il affirme : « Je crois en fin de compte que je m’installerai, une fois mes propriétés lituaniennes vendues, en Italie ». Et, voici qu’en 1910, il se décide pour Paris. « Je ne vais plus que très rarement dans mon pays. Je n’y aime personne et l’on n’y tient pas beaucoup à moi ».
Un itinéraire spirituel
Après avoir promené sa silhouette de noble exilé dans tous les lieux à la mode de la Belle Époque — le Rigi, Karlbad, Venise, Vienne, Marienbad — Milosz se tourne résolument vers l’écriture. Les années 1910-1914 seront d’une grande intensité. Chaque année : une œuvre ; chaque œuvre : une étape spirituelle. Lui qui déplorait avoir été élevé dans les principes de « la libre pensée la plus naïve » se lance dans une recherche exigeante de vérité personnelle qui le conduira à une révélation décisive.
1910 : L’Amoureuse Initiation. Ce roman se passe à Venise où le Comte de Pinamonte promène son ennui. Il rencontre la belle Annalena dont il tombe amoureux. Quand il découvre son métier de courtisane, une douleur sans nom s’empare de lui. C’est alors que le sens de son aventure lui est révélé : « L’objet d’un amour, et singulièrement d’un amour très profond, n’en peut jamais être la fin ». Pinamonte pressent l’amour divin.
1912 : Miguel Mañara, mystère en 6 tableaux. Le don Juan de Séville, après la mort de la pure Girolame qu’il avait aimée, se réfugie au couvent de La Caridad et trouve le chemin de Dieu. Il s’appelle désormais Frère Miguel.
1913 : Méphiboseth, mystère en 3 tableaux. Les personnages sortent directement de la Bible, ce sont David, Bath-Sebah et le prophète. Par sa voix, Dieu dénonce le scandale du mal puis il accorde le pardon. La vie peut renaître :
« Comme la vie est belle ! plus de mensonges, plus de remords
Et des fleurs se lèvent de terre
Qui sont comme le pardon des morts ».
1914 : Saul de Tarse, mystère en 4 tableaux. Cette pièce raconte l’éblouissement de Saul, à qui un nouveau nom va être donné, sur le chemin de Damas. Pour dire la paix retrouvée, Milosz emprunte à nouveau les chemins de l’enfance.
« Un grave et pur nuage est venu d’un royaume obscur,
Un silence d’enfance est tombé sur l’or de midi.
…Le temps est venu, pour nous, d’aimer. »
C’est également dans ces années 1913-1914 qu’il écrit ses plus beaux poèmes, Les Symphonies, où se retrouvent tous les thèmes qui lui sont chers : la maison aux portraits obscurs, le jardin et ses oiseaux, les nymphéas des grands lacs, toute la nostalgie d’une enfance perdue.
Une expérience bouleversante le surprend alors. Il la consigne dans Ars Magna : « Le quatorze décembre mil neuf cent quatorze, vers onze heures du soir, au milieu d’un état parfait de veille…, je sentis tout à coup, sans ombre d’étonnement, un changement des plus inattendus s’effectuer par tout mon corps. Je constatai tout d’abord qu’un pouvoir jusqu’à ce jour-là inconnu, de m’élever librement à travers l’espace m’était accordé ; et l’instant d’après, je me trouvais près du sommet d’une puissante montagne enveloppée de brumes bleuâtres, d’une ténuité et d’une douceur indicibles…Je goûtais, moi ! une sainte paix, il n’y avait plus dans ma tête trace d’inquiétude ni de douleur. » Le lendemain, à un ami qui frappe chez lui, il annonce : « J’ai vu le Soleil spirituel ». Désormais, il ne cessera de rechercher le sens de cette vision et orientera son œuvre sur la voie de la métaphysique. Plus que jamais, ses compagnons s’appellent Dante, Goethe, Swedenborg, la Kabbale, la Bible.
Le pays retrouvé, Milosz diplomate
Mais une autre réalité va le rattraper, celle de la guerre. Mobilisé dans les divisions de l’armée russe, Milosz entre en 1916 comme rédacteur diplomatique au Bureau d’études de la Maison de la presse, Bureau attaché directement au Cabinet du ministère des Affaires étrangères. En 1917, ses 30 000 hectares de terres sont saisis par les autorités soviétiques. Il est ruiné ! Étonnant Milosz qui ne se scandalise pas de la situation ! « Les Soviets ? écrit-il dans une lettre, entre nous soit dit, ne me sont pas si antipathiques que ça ! » En 1918, ayant appris l’existence d’un mouvement de libération lituanien, il offre ses services. Et le 1er janvier 1919, il entre comme rédacteur diplomatique à la Délégation lituanienne, à la Conférence de la paix. En décembre, il sera nommé Délégué de la Lituanie auprès du gouvernement français.
Pourquoi ce choix de la Lituanie ?
Il s’en est expliqué à plusieurs reprises, car il aurait pu opter pour la Pologne. Il choisit la Lituanie parce qu’elle est la patrie de ses ancêtres depuis le 12e siècle. En effet, un certificat de noblesse atteste que les armoiries de la famille Milosz furent octroyées par le roi de Pologne à M. Budzilas Lubicz, en 1199. Un décret du 19 novembre 1803 de l’Assemblée des députés de Vilna stipule que « Czereïa avec toutes les fermes et villages, situés dans le gouvernement de Mohilev » appartient bien aux Lubicz-Milosz. Oscar Milosz avance encore trois arguments : ses ancêtres ont vécu du travail des paysans lituaniens, pas des paysans polonais, la Lituanie est le pays le plus faible, il faut le soutenir, enfin, seule une Lituanie indépendante et installée à Vilna peut se défendre contre la Pologne.
La guerre a donné une patrie à Milosz et, désormais, il la défendra inlassablement, par ses écrits, ses conférences, son travail de diplomate. Il se met à apprendre le lituanien, il fait connaître les daïnos, la littérature, l’artisanat de son pays. Son œuvre personnelle passe au second plan. En 1920, il est nommé Chargé d’Affaires de Lituanie en France. En 1921, il engage toutes ses forces pour tenter de résoudre le problème de Vilna, annexé à la Pologne. Il perd ce combat, Vilna ne deviendra pas Vilnius, mais il en gagnera d’autres, celui du territoire de Memel, par exemple. Il est de toutes les conférences, de tous les déplacements. Il prône l’alliance des États baltiques, il rappelle que seule une Lituanie forte peut s’interposer entre la Russie et la Pologne, il dénonce l’accord militaire passé entre l’Allemagne et les Soviets russes. En 1920, il prévoit les dangers résultant d’une « Allemagne socialement désemparée et d’une Russie anarchiste ». Il préconise « l’instauration des États-Unis d’Europe ». Et c’est au milieu de cette fièvre diplomatique qu’il propose sa démission, en 1925. Il sera nommé ministre résident et Conseiller honoraire de la Légation de Lituanie en France. Il continue à rédiger toutes les notes diplomatiques, à participer aux sessions de la S.D.N., aux conférences internationales. Il assure l’interim, lors des absences de son successeur Petras Klimas.
Comment comprendre cette démission ?
Une nouvelle fois, le confident est Christian Gauss, aux États-Unis. Les grosses difficultés sont aplanies, la Lituanie est reconnue par tous, il n’est pas un « Lituanien lituanisant », on commence même à se souvenir de sa « naissance aristocratique au sein d’une vieille famille polonisée, un tantet enjuivée aussi ». Il préfère prendre les devants et solliciter une « situation subalterne ». Il ne parle pas de ce qui, certainement, a aussi compté : son œuvre littéraire. Dès 1916, il disait vouloir lutter contre la dispersion des efforts, le gaspillage des jours, « l’instant est venu de faire de la philosophie », écrivait-il.
Ses deux ouvrages métaphysiques Ars Magna et Les Arcanes sont publiés en 1924 et 1927. Des poèmes totalement nouveaux voient le jour, La Confession de Lemuel, par exemple. Il s’adonne à la Kabbale pour décrypter la Bible. Toujours passionné par les origines, il ne cesse de remonter le temps. S’appuyant sur des méthodes aujourd’hui contestées, il découvre Les Origines ibériques du peuple juif. Ses derniers ouvrages ont pour titres : L’Apocalypse de Saint-Jean déchiffrée (1933), La Clef de l’Apocalypse (1938), Les Origines de la nation lituanienne (1936). Depuis des années, il avait abandonné la poésie, trop subjective, selon lui, mais il écrit un ultime et superbe poème, en 1937, le Psaume de l’Étoile du matin.
Milosz est reconnu comme créateur et comme homme politique. En 1928, il est fait Grand-Officier de l’ordre du Grand-Duc Gediminas et, en 1936, Docteur honoris causa de l’Université de Kaunas. Des mains de Philippe Berthelot, il reçoit la Légion d’honneur, en 1931. C’est alors qu’il demande sa naturalisation française. Rayé des listes diplomatiques lituaniennes, il remplit cependant toujours les mêmes fonctions à la Légation jusqu’au moment où il prend sa retraite, fin 1938.
Nulle part il n’explique son choix. Probablement se sentait-il de plus en plus français. Sa mère décédée en 1926, il n’avait plus d’attache en Lituanie. Toute son œuvre est écrite en français, tous ses amis sont français. De plus, dès les années 1930, un nouveau lieu d’ancrage apparaît dans sa vie.
Fontainebleau
Depuis longtemps, Milosz connaissait cet endroit. En effet, le dimanche, il avait pris l’habitude de rejoindre ses chers amis Vogt, installés à Dammarie-les-Lys, non loin de la forêt. Puis, il y passera seul tout l’été et bientôt multipliera ses séjours en cours d’année. Il se passionne pour les oiseaux, écrit pour la Ligue de protection des oiseaux, fait installer, en 1934, un nourrissoir pour ses « amis ailés », dans le parterre du château. Ses lettres se font l’écho des journées merveilleuses qu’il passe à les apprivoiser. Il sifflait un air de Wagner et tous les oiseaux arrivaient, se posant sur ses épaules. Voici ce que raconte un jardinier : « C’était surtout en hiver lorsque la neige recouvrait le parc que le spectacle était étonnant… Lorsqu’il s’avançait ainsi au milieu des futaies neigeuses, c’était le roi de la forêt. On le voyait marcher tout seul, vêtu de noir, accompagné d’une centaine d’oiseaux de toutes les espèces. »
C’est au cours de l’été 1931, à Fontainebleau, qu’il eut la joie de faire la connaissance de son cousin Czeslaw Milosz, dans une chambre d’hôtel, encombrée de cages à oiseaux. Pour Madame Vogt, il évoque cette rencontre : « Je m’attendais à l’apparition d’un monstre digne du reste de ma famille de sales bourgeois ex-grands seigneurs terriens et militaires. Quelle fut ma surprise de me trouver devant un jeune homme de 19 ans… poète… attaché au côté intelligent et vénérable de la tradition monarchique, catholique et nobiliaire, un peu communiste — juste ce qu’il faut pour faire œuvre utile à notre invraisemblable époque ». Fontainebleau devient le lieu de rencontre avec ses amis les plus proches, tout particulièrement avec Renée de Brimont qu’il appelait « Renaissance, ma Compagne ». Ses séjours se prolongent de plus en plus. En 1938, il acquiert une modeste maison pour y prendre sa retraite. Et c’est là qu’il connaît, le 2 mars 1939, « l’admirable paix de la mort ».
« Quelle étrange chose que la vie ! »
Il est bien difficile de définir Milosz, de classer son œuvre dans nos catégories littéraires habituelles. Sa personnalité polyphonique et paradoxale reste son secret. Essayons de l’approcher par ses paradoxes.
Il naît russe, de culture polonaise, il choisit la Lituanie, pays dont il ne connaît pas la langue, puis se décide pour la France.
Noble et riche, il est ruiné par une révolution qu’il dit comprendre, perd la totalité de ses biens sans une plainte et c’est son valet de chambre, ancien des Brigades internationales d’Espagne, qui lui ferme les yeux.
D’un père anticlérical militant, d’une mère juive non croyante, il hérite un goût de la recherche qui le conduira de l’épigraphie orientale aux ésotériques européens, de la Bible à la Kabbale. Il se dit « animé d’un esprit rigoureusement catholique », mais d’une catholicité qui englobe les juifs, les protestants et les athées…
Diplomate apprécié et efficace, il prophétise les catastrophes à venir. Petras Klimas, dans ses souvenirs, évoque ce jour de 1937 où Milosz est venu le voir. Très ému, il lui communique ses visions apocalyptiques : « L’Allemagne écrasera la Pologne en 17 jours, dévastera la France et une grande partie de l’Europe. Elle occupera la Lituanie qui en sera très meurtrie et atteindra les profondeurs de la Russie d’où les Allemands seront enfin chassés et les chevaux des cosaques fouleront de leurs sabots les pavés des rues de Berlin. » Milosz disait lui-même qu’il était diplomate le jour et kabbaliste la nuit.
Toute sa vie, Milosz fut en marche. Son itinéraire dessine une véritable « ascension spirituelle », selon l’expression de son premier biographe français, Jacques Buge. Au Comte Prozor, il parle de « ce voyage immense imposé à un Lituanien de notre classe et qui se cherche ». Il fut passionné par la recherche des origines, les siennes, celles de la Lituanie, celles du peuple juif. Ce n’est pas le « Qui suis-je ? » qui le tourmentait mais le « D’où suis-je ? Quel est mon lieu ? » C’est pourquoi il s’engagea dans la recherche inlassable de ses patries. Il partit des lieux de l’enfance aux frontières effacées, aux langues multiples, pour trouver, un jour de 1918, la patrie, lieu politique bien réel que, plus tard, il dépassa en lui donnant une majuscule. Milosz accède à sa Patrie, territoire immatériel, lieu spirituel.
Il n’eut de cesse également de trouver une unité à sa vie. Toutes ses œuvres témoignent de ce désir. Il crée des personnages à l’identité éclatée et contradictoire. Lui-même dans une lettre écrit : « Je suis un mélange du sang royal de mes ancêtres paternels et du sang biblique de mes ascendants maternels ». Sa production littéraire retentit de ces thèmes qui sont aussi ceux de son époque : la décadence, cette obsession de la détérioration des êtres et des lieux, le sentiment, tout à coup, de ne plus être digne de porter le nom des pères, la recherche passionnée du Réel, de ce qui donnerait des assises solides à la vie angoissée des hommes.
Milosz fut encore cet ami délicieux et drôle que nous fait deviner une correspondance riche et variée. Toute sa vie, il vécut entouré d’amis. Les premiers sont ceux des milieux littéraires et artistiques, O. Wilde, G. Apollinaire, P. Valéry, A. Bourdelle, P. Fort qui affirmait : « Milosz est le plus beau don que l’Europe ait fait à la France ». Puis il y eut les cercles d’initiés avec Guénon, Schwaller, Larronde, Chauvet ; les cercles politiques avec Ph. Berthelot, P. Klimas, A. Briand ; les Lituaniens comme la famille du Comte Prozor qu’il allait retrouver à Cimiez « petit paradis d’amitié et de spiritualité ». Enfin les amis d’élection comme la famille Vogt originaire de Niederbruck, petite ville industrielle non loin de Mulhouse et dont les quatre enfants gardaient un souvenir ému de leur ami si original. N’oublions pas Natalie Clifford Barney dans son salon de la rue Jacob et Renée de Brimont, rencontrée en 1915, qui resta la personne la plus proche de lui. Quant au poète Joë Bousquet, il admirait cet ami émouvant qu’il voyait « comme le roi d’un monde que le besoin d’avoir des frères lui avait fait quitter. »
Avec la libération de la Lituanie en 1991, puis son entrée dans l’Europe en 2004, ce pays retrouve son lieu. Milosz n’en serait pas étonné. Il fit partie de ces Lituaniens qui, un moment, incarnèrent la résistance de leur patrie, ses forces intellectuelles et spirituelles. Comme Levinas, Greimas, Baltrusaïtis et bien d’autres encore, Milosz « poète lituanien de langue française », ainsi qu’il se nommait, sut faire honneur à ses deux patries. Son nom ne peut être dissocié de celui de son pays d’origine ; il reste lié à lui comme un charme de plus, contribuant à enrichir l’Europe d’une voix singulière, tout à la fois, proche et lointaine.
Janine Kohler, Présidente de l’Association des Amis de Milosz.
Article paru dans les Cahiers lituaniens N°6 – 2005
(Toutes les citations de cet article viennent des Cahiers de l’Association des Amis de Milosz)